L’enjomineur de Pierre Bordage

« – L’ancien monde. L’disent que tchette Révolution apporte les Lumières. Les lumières font reculer l’obscurité, tu comprends ? Et l’ancien monde avait besoin des ténèbres comme la terre a besoin d’eau. L’obscur est le refuge des créatures des légendes et des songes.

– Songes, légendes… c’est pas ce qui donne son pain au peuple. »

C’est à la frontière entre ces deux mondes d’une part celui des petits êtres et superstitions et d’autre part celui des Lumières et la raison, que nous suivons en parallèle l’histoire de deux protagonistes.

Milo, le jeune vendéen intrépide, souvent rejeté par ses pairs pour être considéré comme le fils d’une fée, et Cornuaud, le Nantais parti rechercher la fortune sur les terres africaines en reviendra enjominé par une sorcière l’obligeant à tuer pour assouvir sa vengeance sur les blancs. Chacun d’entre eux est amené à rencontrer le monde de l’obscur, Cornuaud par sa soumission à la sorcière, Milo par sa rencontre avec les petits êtres de la forêt. Ils seront contraints de partir de chez eux, Milo pour retrouver celle qu’il a aimé le temps d’une nuit, Cornuaud pour fuir ses crimes. Ils approcheront les arcanes du pouvoir, s’immisceront dans les combats révolutionnaires, et surtout, ils seront amenés à rencontrer l’étrange secte de Mithra dont on cherche à savoir quel rôle peut elle jouer dans cette Révolution soit disant prolétarienne.

Avec ce roman mi-historique mi- fantastique, Pierre BORDAGE nous fait sillonner l’ouest de la France au travers de ses deux personnages principaux. On y apprend aussi bien des faits authentiques (comme la noyade des condamnés dans la Loire) que le patois vendéen manié avec justesse afin de permettre aux non-initiés de comprendre les dialogues. A la fin du livre, le lecteur conservera ainsi quelques expressions typiques telles que « Tcho là c’t’espèce de grand fils de Vesse Va ».


Le ton du roman est envoutant et juste de telle manière qu’il se lit sans peine et nous entraine dans cette France telle qu’elle existait lors de la Révolution. Bien que connaissant (modestement) l’histoire révolutionnaire, on se pose la question de savoir dans quelle mesure ces complots sont établis historiquement. Et cette secte de Mithra (bien qu’elle ait réellement existée sous l’antiquité avec entre autres comme symbole un bonnet phrygien) a-t-elle vu des résurgences sous la Révolution ? Dans ce cas quel rôle y a-t-elle joué ? Pierre Bordage nous pousse là aux limites du réel en nous faisant douter jusqu’à se demander quel est le vrai du faux. Il en demeure une réelle prise en compte de la difficulté avec laquelle la République c’est instaurée et mise en place. Bien que cet aspect apparaisse dans les livres d’histoire, il prend ici une tout autre dimension en révélant la complexité des jeux de pouvoir et l’incertitude quant aux forces en présence. En tout état de cause, le roman est construit avec tout le talent qui est celui de ce grand auteur.

Par ailleurs, le roman semble nous inciter à réfléchir sur l’impact des lumières et de la pensée rationnelle, sur la disparition des croyances populaires et du peuple des ombres. En tant que lectrice invétérée de Fantasy, on arrive à la conclusion que cette période charnière a été le basculement entre la période où les être fantastiques étaient des croyances bien réelles à celle où ils sont devenus des êtres de l’imaginaire enfantin (voire des grands enfants). On assiste au combat entre ces deux mondes sans savoir réellement pour lequel nous devons prendre position : celui des songes et des croyances ou celui de l’égalité et du prosaïsme.

Au delà de ces aspects, le roman de Pierre BORDAGE nous fait suivre la trace de ces deux personnages totalement opposés. Rapidement, on en vient à se prendre d’affection pour Milo, mais on garde cependant un espoir tant pour Cornuaud que pour la vieille sorcière africaine responsable de son envoutement. Si Milo apparait comme un être louable, l’auteur a créé avec Cornuaud un personnage à la fois émouvant par son esprit torturé mais aussi écœurant par son comportement malsain. Mais chacun à sa manière nous fera découvrir la vie à l’époque révolutionnaire.

En définitive, tant pour les aspects historiques que pour le scénario bien ficelé, l’enjomineur est un roman à découvrir pour votre plus grand bonheur…

Fiche technique :

Pierre BORDAGE ; L’enjomineur ( Tomes : 1792, 1793, 1794) 19,50€ le tome

Lintje (Qui se prononce Line-Tieu)

5 réflexions sur “L’enjomineur de Pierre Bordage

  1. Telle que tu décris cette histoire, avec son thème des croyances anciennes qui laissent peu à peu placent à la raison, ça me fait beaucoup penser au film Excalibur de John Boorman qui, lui aussi, explorait une thématique assez proche…

    Mais celui-ci doit bien avoir la « french touch » en plus ;]

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    • J’espère que tu as rectifié cette erreur!!! 😉
      Je t’avoue que je ne connais pas le film Excalibur. Si je le trouve je lui consacrerai deux petites heures pour faire la comparaison.

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