Cleer de L.L. Kloetzer : une fantaisie corporate

[critique écrite pour, et publiée tout d’abord sur : nooSFere]

Il était une fois une société multinationale qui souhaitait recruter des managers. Après leurs tests d’embauche — interne pour la première, externe pour le second — , Charlotte Audiberti et Vinh Tran sont recrutés pour travailler dans la célèbre mais mystérieuse Cohésion Interne. Leur rôle ? Trouver des solutions aux problèmes que pourra rencontrer le Groupe : suicides en chaîne sur une plateforme téléphonique, baisse de rendement dans une toute nouvelle unité de production, etc.

Dès le départ de ce curieux roman, L.L. Kloetzer (nom de plume réunissant Laurent Kloetzer et Madame Kloetzer) met en place une ambiance très particulière. Son vocabulaire spécifique, très anglophile (Le Board, Envisioning), nous plonge dans le monde du business, de l’argent et du pouvoir. Sa narration originale, parfois proche d’un compte-rendu, et son ton, généralement froid, semblent vouloir tenir à distance le lecteur, mais font ainsi écho au fond du récit : l’efficacité étant primordiale, l’humain et son affect ne doivent pas entrer en compte face aux enjeux du Groupe.

L’histoire développe la destinée d’une jeune femme : Charlotte. Nous suivons cette nouvelle employée, qui possède au début la volonté et les capacités de réussir, à travers ses périodes de doutes et de perte de repères. Ses hésitations font tout le sel du roman car sa psychologie assez fournie provoque une empathie avec le lecteur. À l’opposé, le personnage de Vinh apparaît comme peu construit, assez énigmatique voire inaccessible aux yeux de Charlotte (et donc aux nôtres). Lui au contraire ne suscite aucun attachement. On peut s’interroger sur la pertinence de ce choix de l’auteur qui, par l’opposition du traitement des deux personnages, risque de réduire l’adhésion au récit.
Par ailleurs, la chape de plomb qui recouvre le nom de la société — Cleer — reflète l’ambiance lourde de mystère émanant du texte. Jamais un personnage ne le prononcera. Le lecteur lit des plaques, des cartes, des affiches, mais jamais un acteur du roman n’en parlera autrement que par le terme respectueux, mais générique de « Groupe ». Pourquoi un tel écran de fumée ? Les enjeux sont-ils tellement importants que le cloisonnement et le secret (autant pour les personnages que pour nous) sont indispensables ? Ou, à partir d’un certain degré de déshumanisation, ces grandes sociétés sont-elles interchangeables ? Rien n’est vraiment clair chez Cleer…
C’est à cause de ces imprécisions, de ces secrets, qu’il est difficile de classer définitivement ce récit dans un genre précis. Certes, un amateur de SF y trouvera la présence d’éléments cyberpunk ou de la télépathie. Mais un autre lecteur pourra n’y voir qu’une évolution high tech à peine futuriste ou des dérives new age frisant le ridicule. Alors roman réaliste ? Roman non mimétique ? Philippe Garnier (en charge de la fiction française chez Denoël) a estimé, lui, que ce livre avait clairement sa place en Lunes d’encre (dixit Gilles Dumay sur le blog de la collection). Étonnante affirmation pour un roman qui, certes, reste singulier, mais qui s’affirme avant tout comme une caricature. Rien n’empêche de lire cette histoire sans y déceler le moindre élément « non-mimétique » et en considérant que tout pourrait y être « vrai »… Il peut donc paraître étrange — mais finalement flatteur — que le milieu éditorial considère que seuls les lecteurs de SF sont actuellement capables d’accepter des récits insolites, hors-normes, des contes parodiant notre monde actuel. Parce qu’en réalité, voilà ce qui définit le mieux Cleer : une dramatisation, une caricature (enfin, espérons-le) de notre société. Les quelques phénomènes irréels peuvent être considérés comme des allégories ou des exagérations de la part des personnages. Voilà qui rappelle par certains côtés des textes science-fictifs comme Tertiaire d’Eric Holstein ou Une Fatwa de mousse de tramway de Catherine Dufour (tous deux au sommaire de l’anthologie Retour sur l’Horizon, également chez Denoël, en Lunes d’encre) qui critiquent également la société économique dans laquelle nous vivons en la plaçant dans un futur (très) proche.
Cependant, pas de quoi s’affoler avec ces questions d’étiquetage : seule l’histoire compte avant tout. Or par sa structure et son ambition, Cleer se veut avant tout un roman-concept, prétexte à une critique des multinationales et de leur ambitieuse volonté d’expansion et de maîtrise. Ce livre plaira sûrement à tout lecteur — de SF ou pas — assez curieux pour ne pas attendre systématiquement une rationalisation du récit, et qui cherche avant tout un roman singulier, original et surtout réussi. Ça tombe bien, Cleer rassemble toutes ces qualités… 

Fiche technique :
Cleer ; L.L. Kloetzer ; Ed. Denoël ; coll. Lunes d’encre ; ISBN : 978-2-20710942-7 ; Nb de pages : 368 ; Prix : 23€
(plus d’info sur nooSFere)

Voir aussi chez nos amis du Planète SF :

L’avis d’Efelle.

Et chez Gromovar.

Gaëtan

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6 réflexions sur “Cleer de L.L. Kloetzer : une fantaisie corporate

  1. @ Efelle : tout à fait, cependant les trois ont la même démarche de vouloir critiquer le système économique. Et dans les trois cas, on est dans une littérature « à peine SF », autrement dit dans un futur très proche avec peu d’innovation technologique.

    @ A.C. de Haenne : et encore l’image ne rend pas justice à la couverture. En réalité le logo rouge que l’on voit n’est que sur le rabat. La page de couverture est trouée pour faire apparaitre la moitié du logo quand le rabat est replié. Donc oui la couverture est étrange pour un Lunes d’encre mais le livre encore plus donc tout va bien… 😉

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  2. N’ayant pas connu la période militante de la SF des années 1980 (trop jeune), je ne peux que me baser sur des on-dits.
    Cependant, je ne pense pas que ce livre s’apparente vraiment à cette tendance. Certes il critique bien quelque chose, mais il fait surtout preuve d’une véritable démarche littéraire. Le livre est un concept, la critique pourrait paraitre simpliste quand on la résume (comme toute critique en fait) mais elle est mise en place par une texte (sur sa forme) cohérent et propice.

    ET même en ajoutant les deux nouvelles que j’ai cités pour avoir une perspective plus large, je ne crois pas à un véritable engouement pour un courant de politique-fiction parce qu’au final peu d’œuvre sont vraiment dans cette tendance ces temps-ci (seul l’antho « Appel d’air » en fait clairement parti, et peut-être « Ceux qui nous veulent du bien » chez La Volte, mais je ne sais pas je ne l’ai pas lu).

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